6
À la tombée de la nuit, le soleil couché dans un bref mais fastueux déploiement de couleurs, Killashandra avait déjà goûté neuf boissons, regrettant de ne pas avoir quelqu’un avec qui les partager, et d’autant plus qu’elles faisaient l’objet d’une prohibition. Ce qui la fit repenser à Corish et à son oncle mythique. Tant qu’elle ne saurait pas quelle surveillance exerçait sur elle son discret quatuor – et si elle pourrait la déjouer – elle ne voulait pas risquer une rencontre. Ses gardes-chiourmes trouveraient-ils bizarre qu’elle laisse un message au Piper ? Corish avait considérablement piqué sa curiosité, et elle avait envie de lui montrer qu’il n’était pas le seul à jouer double jeu.
On frappa à la porte et, quand Mirbethan entra à son invite, elle perçut quelque hésitation dans les manières de l’Ophtérienne.
— Puisque vous n’êtes pas accompagnée de quelques Anciens compassés, vous êtes la bienvenue. Et si ce triste semblant de repas est un banquet officiel, pas étonnant que vous soyez tous minces.
Mirbethan rougit.
— Comme l’Ancien Pentrom avait eu l’amabilité d’accepter notre invitation, nous étions obligés de tenir compte de ses préférences diététiques. L’Ancien Ampris ne vous avait pas avertie ?
— Il ne m’a pas mise au parfum. Toutefois, voilà qui compense partiellement ces insuffisances, dit-elle, montrant la table couverte de bouteilles, quoique quelques nourritures solides m’aideraient dans ma tâche…
— Nous n’avons pas eu le temps de vous montrer l’installation alimentaire.
Elle s’approcha d’un discret placard mural, qui s’ouvrit sur une unité-traiteur.
— Les boissons alcoolisées n’y figurent pas. Les étudiants ont des aptitudes consternantes pour décrypter les Codes restrictifs.
Killashandra crut saisir une nuance d’humour indulgent dans le ton de Mirbethan.
— C’est pourquoi nous vous avons fourni un échantillonnage de nos boissons alcoolisées.
— Malgré l’Ancien Pentrom.
Mirbethan baissa les yeux.
— Dites-moi, Mirbethan, sauriez-vous par hasard si Bascum le brasseur était originaire de la planète Yarran ?
— Bascum ? fit-elle, levant les yeux, surprise et confuse.
Killashandra agita la canette vide, et l’Ophtérienne rougit.
— Oh, ce Bascum-là.
Elle s’approcha d’un second cabinet sculpté, qui s’ouvrit sur un terminal, un panneau du mur glissant pour révéler un écran. Elle tapa une question, tandis que Killashandra faisait un pari intérieur.
— Ça alors ! Comment diable le saviez-vous ?
— Les meilleurs brasseurs de la Galaxie viennent de cette planète. Je n’ai pas encore tout goûté, poursuivit Killashandra, mais je ne me plaindrai pas si vous continuez à me ravitailler en Bascum.
— Comme vous voudrez, Ligueuse. Mais pour l’heure, le concert va commencer dans la Salle Rouge. Ce n’est que l’orgue à un seul clavier, mais l’interprète a remporté le premier prix l’année dernière.
Killashandra fut tentée, mais elle avait encore faim et soif.
— Les Anciens seront présents ?
Mirbethan hocha solennellement la tête, et Killashandra soupira.
— Transmettez-leur mes excuses pour cette absence, justifiée par la fatigue du voyage… et le stress de l’adaptation métabolique consécutive à l’attaque commise sur ma personne.
Killashandra remonta sa manche, dénudant son épaule où seule une mince ligne rouge rappelait la blessure.
Les yeux de Mirbethan se dilatèrent, puis elle s’inclina devant Killashandra.
— Vos excuses seront transmises. Tapez le code MBT14 si vous avez besoin de moi, Thyrol, Pirinio ou Polabod.
Killashandra lui souhaita une bonne soirée, et Mirbethan se retira. Dès que la porte se fut refermée sur elle, Killashandra retrouva son énergie et se dirigea vers l’unité-traiteur. Une fois de plus, les particularités ophtériennes la tinrent en échec car, lorsqu’elle appela la carte, elle n’obtint pas un défilement de spécialités délectables, mais un unique menu offrant seulement trois choix pour le plat de résistance. Elle les demanda tous les trois, et le terminal objecta immédiatement. Elle répéta sa requête, alors l’ordinateur voulut connaître le nombre des convives. Elle tapa « trois », et l’écran l’informa qu’une seule personne était enregistrée à son appartement. Elle répondit qu’elle avait des invités. On s’enquit de leurs noms et de leurs codes. Elle tapa : Anciens Ampris et Pentrom. Codes inconnus.
Trois plats furent promptement livrés, dont deux rations congrues telles que celles du banquet. Heureusement, le troisième était copieux, et elle retint le coup de pied qu’elle s’apprêtait à décocher dans l’unité-traiteur.
Maintenant qu’elle avait quelque chose de solide dans l’estomac, elle pouvait continuer sa séance de dégustation. Sans être ivre le moins du monde, grâce à son métabolisme ballybranais, Killashandra était très gaie et se mit à chanter à pleins poumons en se faisant couler un bain. Et elle continua à chanter, attaquant une joyeuse ballade généralement réservée à un ténor en se dirigeant vers sa chambre. Un clair de lune argenté éclairait la pièce et, curieuse, elle alla à la fenêtre regarder trois des quatre satellites d’Ophtéria, dont l’un assez proche pour qu’elle pût voir ses cratères et ses vastes plaines stériles. Fascinée, elle interrompit la ballade et attaqua le poignant duo d’amour des Voyageurs, l’opéra exotique de Baleef, qui lui sembla convenir particulièrement bien à la situation.
Lorsqu’une voix de ténor vint lui donner la réplique à point nommé, elle se troubla un instant. Puis, bien que stupéfaite d’une telle spontanéité dans une société aussi strictement contrôlée, elle continua à chanter. Les Voyageurs était le dernier opéra qu’elle avait chanté sur Fuerte vers la fin de ses études, et elle le connaissait donc assez bien pour n’avoir pas à trop se concentrer sur les paroles. Ce ténor avait une belle voix, chaude et vibrante. Peut-être un peu étriqué dans les « sol » et les « la » des trois dernières mesures – elle serait étonnée s’il arrivait à monter jusqu’au contre-ut avec elle – mais il avait le sens du rythme et chantait avec beaucoup de sensibilité. Comme le ténor reprenait la ligne mélodique, elle se prépara au redoutable finale, ravie de constater que sa voix était encore assez souple pour monter jusqu’au contre-ut. Le ténor, sans rien perdre de ses harmoniques, opta pour le « la », mais ce fut un « la » magnifique et elle se félicita de son jugement.
Elle tint sournoisement la note, espérant qu’il allait renoncer, mais ils se turent au même instant, comme s’ils avaient eu les innombrables répétitions qu’exige une telle précision.
— Quand nos routes se recroiseront-elles ? demanda-t-elle dans le récitatif qui suivait ce duo spectaculaire.
— Quand les lunes de Radomah illumineront le ciel de leur danse cadencée.
Le ténor invisible avait une voix parlée vibrante et, mieux encore, le sens de l’humour car elle saisit comme le frémissement d’un rire réprimé dans la cadence de la phrase. Lui aussi trouvait-il les paroles de l’opéra un tantinet ridicules dans l’austère décor du Complexe Musical ?
Tout à coup, la cour au-dessous d’elle s’illumina. Des gens surgirent de partout, demandant bruyamment le silence. Avant de s’écarter de sa fenêtre, Killashandra aperçut brièvement une silhouette juste en face d’elle mais un étage plus haut, qui reculait dans l’ombre. Soprano et ténor effectuèrent leur sortie, tandis que les figurants se livraient à la recherche, diligente mais vaine, des coupables.
Killashandra se versa un verre de vin fortifié. Curieux centre musical où des chanteurs d’un tel calibre déclenchaient immédiatement des réactions punitives.
Elle vida son verre, éteignit les lumières de sa suite, puis, dans la clarté laiteuse des lunes, rechercha le confort de son lit. Malgré son désir de dormir, elle continua à penser à l’opéra de Baleef et aux tourments des amants interstellaires. Il ne fallait pas oublier de demander à Mirbethan qui était ce ténor. Quelle belle voix ! Bien plus belle que celle du freluquet boutonneux qui lui donnait la réplique à Fuerte !
Le carillon matinal, doux mais insidieux, l’éveilla. Elle se souleva sur un coude, constata que l’aube pointait à peine, grogna et, rabattant sa couverture sur sa tête, se rendormit. Un second carillon, plus fort, résonna. Jurant entre ses dents, elle s’approcha de la console et tapa le code de Mirbethan.
— Y a-t-il un moyen de supprimer ce maudit carillon dans ma chambre ? Vous vous rendez compte ? Me réveiller à l’aube !
— C’est la coutume chez nous, Ligueuse Ree. Mais je demanderai au Contrôle d’exclure votre appartement du Carillon Matinal.
— Et de tous les autres carillons aussi, s’il vous plaît ! Je ne veux pas me voir commandée par des cloches, tambours, sifflets ou ultrasons. Et qui possède cette remarquable voix de ténor ?
Mirbethan lui lança un regard stupéfait.
— Il vous a dérangée…
— Pas du tout. Mais si les talents musicaux naturels des Ophtériens sont de cette qualité, je suis impressionnée.
— Le Centre n’encourage pas le chant.
Le ton réprobateur éveilla instantanément l’hostilité de Killashandra.
— Vous voulez dire que ce ténor est un refusé de votre école de chant ?
— Vous vous méprenez sur la situation, Ligueuse Ree. Tous les centres musicaux d’Ophtéria n’enseignent que la musique pour clavier.
— Vous voulez dire, pour votre orgue ?
— Bien sûr. L’orgue est l’instrument suprême, combinant…
— Épargnez-moi le baratin, Mirbethan, dit Killashandra, prenant un plaisir pervers à la choquer. Oh, poursuivit-elle, plus conciliante, je reconnais que l’orgue ophtérien est un instrument magistral, mais cette voix de ténor avait des qualités spectaculaires.
— Vous n’auriez pas dû être dérangée…
— Sottises ! J’ai pris grand plaisir à chanter avec lui.
Les yeux de Mirbethan s’arrondirent sous le choc.
— Vous… c’était vous, la chanteuse ?
— Exactement.
Mets-toi bien ça derrière l’oreille, pensa-t-elle.
— Dites-moi, Mirbethan, si seuls quelques rares élus sur vos centaines d’étudiants atteignent le niveau exigé pour jouer sur l’orgue ophtérien, que deviennent les autres ?
— On leur trouve des situations adéquates.
— Dans la musique ? Je trouve que chanter le crystal serait une bonne alternative, dit-elle, comme Mirbethan secouait la tête.
— Les Ophtériens ne désirent pas quitter leur planète, quelles que soient leurs déceptions. Si vous voulez bien m’excuser, Ligueuse Ree…
Mirbethan coupa la communication.
Killashandra contempla un long moment l’écran vide. Bien sûr, Mirbethan et les trois autres ignoraient son passé musical. Ils ne pouvaient pas se douter de la déception qu’elle avait ressentie de son échec, ni de l’effet que venaient de lui faire les paroles de Mirbethan. Ainsi, un musicien jugé insuffisant pour l’orgue ophtérien ne pouvait rien faire d’autre sur Ophtéria ? Impossible de lui faire avaler les assertions de Mirbethan, selon lesquelles les musiciens ophtériens frustrés préféraient rester sur leur planète, même s’ils y étaient conditionnés depuis le berceau.
Et ce ténor avait l’oreille absolue. Quelle honte d’imposer le silence à une telle voix, pour donner la préférence à un orgue, si parfait fût-il. Chanter le crystal était peut-être une profession dangereuse, mais bien préférable à une vie végétative passée sur Ophtéria ! Soudain, une idée la frappa. D’un mouvement fluide, elle se dirigea vers son terminal, appela la bibliothèque, puis l’article sur Ballybran. Une version très expurgée défila devant ses yeux, terminée par le Code 4 restrictif. Elle appela le fichier des sciences politiques, et y découvrit de fascinantes lacunes. Ainsi, la censure existait sur Ophtéria. Non qu’elle ait jamais été efficace. Malgré tout, une censure active n’était pas une raison suffisante pour annuler leur Charte, et on avait simplement demandé à la Ligue d’établir si la restriction aux voyages interplanétaires était populairement acceptée.
Eh bien, elle connaissait quelqu’un à qui elle pourrait poser la question – le ténor – s’il n’était pas entré dans la clandestinité après la chasse à l’homme de la veille. Killashandra sourit. Si elle connaissait bien les ténors…
Elle avait déjeuné – copieusement cette fois et était habillée quand Thyrol arriva, lui demandant si elle avait bien dormi et, plus important, si elle était prête à entreprendre les réparations. Ce disant, il montrait son épaule.
— Vous avez appréhendé mon assaillant ?
— Simple question de temps.
— Combien d’étudiants y a-t-il dans ce Complexe ? demanda-t-elle aimablement, suivant Thyrol vers l’ascenseur.
— En ce moment, quatre cent trente.
— Ça fait beaucoup de suspects à interroger.
— Aucun étudiant n’oserait attaquer un hôte d’honneur de notre planète.
— Sur la plupart des planètes, ils seraient les premiers suspects.
— Ma chère Ligueuse, le processus de sélection par lequel les étudiants sont choisis tient compte de tous les éléments de la vie du candidat : passé, études, capacités. Tous soutiennent nos traditions.
Killashandra marmonna une réponse adéquate.
— Combien de situations sont ouvertes aux diplômés ?
— Ce n’est pas la question, Ligueuse Ree, dit Thyrol avec quelque condescendance. Il n’y a aucune limite au nombre d’interprètes entraînés qui présentent des compositions pour l’orgue ophtérien…
— Mais il n’y en a qu’un seul qui peut jouer à la fois…
— Il y a quarante-cinq orgues sur Ophtéria…
— Tant que ça ? Pourquoi l’un d’eux n’a-t-il pas remplacé…
— L’instrument du Complexe est le plus grand, le plus perfectionné, et il est absolument indispensable pour le niveau d’excellence exigé lors du Festival d’Été. Des compositeurs de toute la planète concourent pour avoir l’honneur d’être interprétés, et leurs œuvres ont été spécialement écrites en vue du potentiel de l’instrument principal. Leur demander de jouer sur un orgue inférieur trahirait la raison d’être du Festival.
— Je vois, dit Killashandra, qui ne voyait rien.
Pourtant, après avoir franchi la série de barrières et de postes de sécurité protégeant l’orgue endommagé, elle commença à comprendre la distinction que Thyrol avait faite.
Il l’avait emmenée dans les sous-sols rocheux du Complexe puis dans le Grand Amphithéâtre de Concours, d’une immensité impressionnante et inattendue. Il utilisait la cuvette rocheuse d’un côté du promontoire sur lequel était construit le Complexe. Quelques failles naturelles et l’érosion des éléments l’avaient sculpté en parfait hémicycle. Les Ophtériens avaient ajouté des sièges disposés en face de la corniche supportant la console de l’orgue. Elle n’était accessible que par une entrée, que Thyrol fit franchir à Killashandra. Sincèrement subjuguée, Killashandra regarda autour d’elle, contrariée de donner à Thyrol la satisfaction d’impressionner une chanteuse-crystal, bien qu’étant incapable de réprimer son émerveillement. Elle s’éclaircit la gorge, et le son, bien que faible, lui revint fidèlement en écho.
— L’acoustique est incroyable, murmura-t-elle et, sous le sourire indulgent de Thyrol, entendit ses paroles lui revenir en écho.
Elle leva les yeux au ciel, et chercha du regard la sortie de cette scène phénoménale.
Thyrol lui montra un portail creusé dans le roc, de l’autre côté de la console de l’orgue. D’un petit sac pendu à sa ceinture, il sortit trois baguettes. Il s’en servit, y ajoutant l’empreinte de son pouce, pour ouvrir le portail, le son se réverbérant dans la salle vide. Killashandra entra la première. Malgré sa familiarité avec des auditoriums de tous les genres imaginables, celui-là avait quelque chose qui la perturbait. Les sièges lui rappelaient les anciens fauteuils de diagnostic, sur lesquels on attachait les patients, et pourtant, elle savait que les gens traversaient la Galaxie pour assister au Festival.
Les lumières, qui s’étaient allumées à leur entrée, éclairaient une vaste pièce basse de plafond. Devant les placards dissimulant les entrailles électroniques de l’orgue, trônaient les cartons scellés de crystal blanc. Des câbles aux couleurs codées formaient comme un dais au-dessus de leurs têtes, avant de disparaître par des conduits vers des destinations inconnues.
Thyrol la précéda vers le large rectangle contenant les vestiges pulvérisés du clavier.
— Comment diable a-t-il pu réussir à faire ça ? demanda Killashandra après avoir inspecté les dégâts.
Certaine des plus petits blocs étaient réduits à de minuscules éclats. Elle prit machinalement une poignée de fragments et les fit couler entre ses doigts, ignorant le cri alarmé de Thyrol qui la saisit par les poignets et écarta ses mains des échardes de crystal. Les minuscules coupures infligées par les éclats tranchants comme des rasoirs se couvrirent de gouttelettes de sang, puis se refermèrent sous les yeux fascinés de Thyrol.
— Comme vous voyez, simple caresse du crystal, dit-elle, se dégageant de l’emprise étonnamment puissante de Thyrol. Maintenant, dit-elle d’un ton décidé, examinant les détritus au fond du placard, il me faut des outils, quelques solides gaillards, et des paniers encore plus solides pour emporter les débris.
— Un extracteur ? suggéra Thyrol.
— Il n’existe aucun extracteur, construit sur Ballybran ou ailleurs, qui ne serait pas réduit en pièces par la succion des éclats de crystal. Non, il faudra s’en remettre à la bonne vieille méthode – à la main.
— Mais vous…
Killashandra se redressa de toute sa taille.
— En ma qualité de Ligueuse, je ne suis pas opposée à l’exécution de tâches manuelles nécessaires.
Elle fit une pause pour que Thyrol ait le temps d’apprécier la nuance. Elle avait assez déblayé sur Ballybran pour ne pas avoir envie de recommencer ici.
— C’est que les mesures de sécurité…
— Naturellement, j’accepterai votre aide dans l’intérêt de la sécurité.
Thyrol s’approcha vivement de la console de communication.
— Que vous faut-il exactement, Ligueuse Ree ?
Elle évalua rapidement le volume du crystal brisé.
— Trois solides gaillards munis de poubelles impervométalliques d’un volume approximatif de dix litres, des masques faciaux renforcés, des durogants, de fines brosses métalliques, et un petit extracteur du genre qu’emploient les archéologues. Il faut être sûrs d’enlever la moindre particule de crystal.
Les yeux de Thyrol s’exorbitèrent à l’énoncé de cette liste bizarre, mais il transmit sa requête et se raidit quand l’ordinateur le soumit à un véritable interrogatoire.
— Naturellement qu’ils doivent avoir l’autorisation de la Sécurité, mais envoyez-les immédiatement, avec l’équipement requis pour assister la Ligueuse Ree.
Il coupa la communication, congestionné de contrariété, et se tourna vers Killashandra.
— Avec des enjeux si importants, j’espère, Ligueuse Ree, que vous comprenez notre désir de vous protéger et d’éviter à l’orgue de nouvelles déprédations. Si quelque chose devait arriver au crystal de remplacement…
Killashandra haussa les épaules. D’après ce qu’elle avait vu des Ophtériens, leur philosophie pouvait se résumer par l’adage : « Chat échaudé craint l’eau froide. » Elle passa la main sur la partie de l’instrument la plus proche d’elle, embrassant du regard le reste des appareils inconnus.
— C’est beaucoup plus complexe qu’on ne me l’avait donné à entendre, dit-elle, regardant Thyrol, l’air interrogateur.
— Eh bien, c’est que…
— Allons donc, Thyrol, je ne suis pas de mèche avec la subversion…
— Non, bien sûr que non.
Pour l’empêcher de réaliser qu’il venait d’admettre tacitement l’existence d’une organisation secrète, elle montra le panneau d’accès au clavier.
— Le clavier proprement dit se trouve derrière ce panneau. Donc, la boîte de droite abrite les circuits des registres et des harmonistes. Le modulateur d’induction et le mixeur doivent être dans le placard de gauche.
— Vous connaissez la technologie des orgues ? demanda Thyrol, l’air soigneusement neutre.
Pour la deuxième fois depuis son arrivée, Killashandra perçut de fortes vibrations empathiques émanant de l’Ophtérien : cette fois, une très forte impression d’inquiétude et d’appréhension.
— Pas autant que sur les interfaces techniques, les simulateurs sensoriels, et les modulateurs synthétiseurs. Chanter le crystal exige de vastes connaissances sur le maniement d’un grand nombre d’appareils électroniques perfectionnés, vous savez.
À l’évidence, il ne savait pas, sinon il n’aurait pas acquiescé de la tête de si bon cœur. Killashandra bénit la prévoyance qui lui avait fait utiliser les cassettes-sommeil d’enseignement de la bibliothèque de l’Athéna. Sa réponse rassura Thyrol et sa peur se dissipa lentement.
— Naturellement, il y a un double contact entre le programme, dit-il, tapotant la boîte noire proche de sa main, et les banques de mémoire pour la composition. La composition, poursuivit-il, passant de l’une à l’autre, sa main effleurant légèrement les surfaces, bien entendu, conduit directement au simulateur d’excitations, car il utilise la symbologie moyenne d’un individu quelconque de l’auditoire de sorte que la composition est traduite en termes compréhensibles pour lui. Naturellement, la perception subjective d’un morceau par un Ophtérien diffère grandement de celle d’un non-humain.
— Naturellement, murmura Killashandra d’un ton encourageant. Et l’information venant du clavier au crystal va… ?
Adoptant l’attitude d’un conférencier pédant, Thyrol montra les différentes unités de la série.
— Dans l’encodeur de synapses et le démodulateur multiplexeur, qui tous deux alimentent le mixeur du réseau sensoriel transducteur.
Rayonnant, de fierté, il poursuivit :
— Alors que les banques de mémoires programment essentiellement le synthétiseur sensoriel, le feedback contrôle l’atténuateur sensoriel en vue d’une efficacité maximale.
— Je vois. Je vois. Interface directe entre clavier et encodeur de synapse, plus double contact.
Killashandra dissimula le choc qu’elle ressentit : à côté de ce manipulateur d’émotions, l’équipement de Fuerte n’était qu’un joujou pour maternelle. C’était le cas de parler de public captif ! Les mélomanes ophtériens n’avaient pas une chance ! L’orgue ophtérien provoquait une surcharge émotionnelle totale, avec réaction conditionnée inégalable partout ailleurs. Et une évaluation suffisante du profil de base de l’auditoire pouvait être obtenue à partir des plaques d’identité et des données de recensement. Killashandra s’étonna que la FMP permît à ses citoyens de visiter la planète, et encore plus de s’exposer à cette surcharge émotionnelle au moment du Festival.
— Je vois pourquoi vous avez besoin de nombreux solistes. Ils doivent être émotionnellement épuisés après chaque concert.
— Nous avons eu conscience de ce problème dès le départ – l’interprète est protégé de l’impact total de l’instrument afin de préserver son objectivité dans une certaine mesure. Et bien entendu, pendant les répétitions, le système transducteur est complètement shunté, et les signaux détournés sur un analyseur de systèmes. Seules les meilleures compositions sont jouées sur l’orgue intégral.
— Naturellement. Dites-moi, est-ce que les orgues plus petites sont amplifiées de la même façon ?
— Les orgues à deux claviers le sont. Nous en avons cinq. Les autres, qui sont à clavier unique, n’ont qu’un atténuateur synthétiseur et un excitateur relativement primitifs.
— Remarquable. Vraiment remarquable.
Thyrol fut sensible au compliment et semblait sur le point de sourire quand la porte extérieure s’ouvrit pour livrer passage à l’équipe de déblaiement. Derrière, trois hommes que leur uniforme et leur port identifiaient comme des agents de la Sécurité. Les déblayeurs s’arrêtèrent le long du mur, tandis que le trio de la Sécurité avançait au pas cadencé vers Thyrol et Killashandra.
— Ancien Thyrol, l’Agent de Sécurité Blaz désire savoir ce qu’il faudra faire des débris.
Il le gratifia d’un salut militaire, ignorant la présence de Killashandra.
— Enterrez-les, profondément. De préférence encapsulés dans du permaform. Une tranchée sous-marine serait l’idéal, répondit Killashandra au chef de la Sécurité, qui continua à l’ignorer, attendant une réponse de Thyrol. Brusquement, le caractère explosif de Killashandra reprit le dessus. Abattant sa main droite sur l’épaule du chef, elle le força à se tourner vers elle.
— Alternativement, insérez-les dans votre orifice anal, dit-elle d’un ton posé et aimable.
Puis, sous les regards stupéfaits des assistants, elle effectua sa sortie.